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Momies de Palerme de Sophie Zénon

Isabelle Soraru, université de Strasbourg, ceracc.

Article écrit à l'occasion de l'exposition In Case We Die à la Fondation d'art contemporain Fernet Branca et paru dans le magazine Arline. 2011.

 

Un texte célèbre d’André Bazin (Ontologie de l’image photographique) posait comme origine de l’art ce qu’il nommait « le complexe de la momie » : le besoin de défense contre le temps est, écrivait-il, « un besoin fondamental de la psychologie humaine ». Dans cette perspective, l’apparition de la photographie, qui donna l’illusion de réduire l’écart entre le monde et sa représentation, fut décisive : enfin, on pouvait préserver son visage et son corps par-delà la mort, et fixer ce qui était voué à disparaître. C’est ainsi que, dès ses débuts, on prêta souvent des vertus magiques à la photographie, se demandant, comme Balzac, si elle était capable de capter les spectres lumineux de l’âme ou, comme en témoigne la vogue de la photographie spirite à la fin du 19e siècle, si elle pouvait faire apparaître les fantômes. On oublie aussi que, outre les portraits des vivants, on aimait à cette époque photographier les défunts, et en particulier les enfants sur leur lit de mort, pour en garder le souvenir.

 

Sophie Zénon, dans son travail de photographe, s’est-elle rappelée de la manière dont fut perçue la photographie à ses origines, au moment où les images sont à ce point présentes que nous ne les questionnons plus ? Sans aucun doute, et son approche doit aussi beaucoup à sa formation d’ethnologue et à ses travaux documentaires autour du rituel, du sacré et du chamanisme. La série de photographies In Case We Die, présentée à l’espace Fernet-Branca à Saint-Louis, est un voyage en compagnie de Charon, ce gardien du fleuve des morts selon les Grecs, et nous mène à nous interroger sur la dette que nous devons tous au temps. La représentation du corps après la mort en est le sujet central, et prend sa source dans une vaste tradition iconographique, souvent chrétienne - qu’on songe, par exemple, au Christ de Holbein, se décomposant dans son tombeau, ou encore aux nombreux portraits de saints mutilés.

 

Les momies des catacombes de Palerme ou de Naples ont été saisies avec délicatesse, dans leur infinie altérité, et semblent vibrer, voire presque danser, entre présence et disparition. La beauté de l’approche de Sophie Zénon tient beaucoup à ce tremblement qu’elle a su imprimer à l’image, là où l’on attend la fixité du mort. Comme Roland Barthes cherchant à retrouver l’image de sa mère défunte dans La Chambre claire, la photographe a su « entourer de [s]es bras ce qui est mort, ce qui va mourir », pour faire apparaître leur être, faisant ainsi vaciller la frontière entre la vie et la mort.

Car, avec ce travail, Sophie Zénon veut aussi nous confronter à l’infigurable, au corps mort, dans notre société où on ne cherche qu’à le cacher, alors même que la mort elle-même fait l’objet de mises en scène médiatiques permanentes. L’occasion de se souvenir, comme l’artiste le rappelle, que « nous vivons ainsi ce paradoxe où parler de la mort – la vraie - nous est interdit, alors que la mort qui nous est extérieure est omniprésente ». 

 

Isabelle Soraru

Université de Strasbourg, ceracc.

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