Les Vanités de Sophie Zénon
Antonio Bonet Correa
Texte d'introduction au catalogue "Des cadavres exquis", éditions de la galerie Thessa Herold, 2012
Face à la mort, l'attitude des humains, au cours des temps et selon les différentes civilisations, a généré des comportements variés. La fin de l'existence corporelle et la disparition d’un être pensant a toujours été angoissante pour les vivants et a suscité, en accord avec les croyances religieuses et l'organisation de chaque société, un certain nombre de rites funéraires. Ainsi le chamanisme envisage-il le voyage mythique de l'âme et son passage vers l'au-delà ; les religions orientales et asiatiques, la réincarnation ; et le christianisme, la résurrection de la chair. Autant de croyances relevant de la doctrine eschatologique. À tout cela s’ajoute la réflexion philosophique des athées et les théories des spirites modernes croyant à la survivance non de l'âme mais de l'être physique, c'est-à-dire, à l'existence d’un « corps astral » capable d’impressionner des plaques photographiques et de se révéler aux vivants.
Les maximes autour de la mort, « Momento mori », « Pulvis et umbra sumus », « Vita brevis », « Nosce te ipsum » entre autres, ont marqué la culture occidentale, pour laquelle la mort d'une personne, « la dernière heure », « la fin de la vie » ou « le sommeil éternel » supposent allégoriquement une frontière qui sépare le monde des vivants du monde des morts. L’inéluctable temporalité de la vie et l’altérité angoissante de la mort ont conduit Heidegger à l'axiome que l’homme est «un être destiné à la mort», une certitude absolue de caractère ontologique.
La photographe française Sophie Zénon est sans aucun doute, l'artiste contemporaine ayant avec le plus d'acuité, capté le monde hallucinant et fascinant de l’image de la mort. Ses séries de portraits de momies, de squelettes, de crânes et de visages de cadavres maquillés par des mains expertes avant d'être mis en bière, offrent une vision nouvelle des défunts. Anthropologue de formation, experte en chamanisme et grande voyageuse, Sophie Zénon a un profond respect pour les dépouilles corporelles qui, même en décomposition, semblent animées par une surprenante vie intérieure. Sa vision post-mortem dépasse l'aspect sinistre du macabre et acquiert une spiritualité pleine de vivacité qui ressemble à une victoire sur la mort.
Sa série sur les momies de la crypte du couvent des Capucins de Palerme est un authentique retable de personnages fantasmagoriques, de spectres et d’apparitions qui, loin de nous effrayer, nous rapproche d’êtres entrés dans l'éternité, sans rien perdre de leur personnalité ni de leur caractère moral ou physique. Parmi plus de huit mille momies - la plupart datant du XIXè siècle - Sophie Zénon a choisi les plus significatives à cause de leur classe sociale, de leur âge et de leur singularité. Ecclésiastiques ou civiles, toutes sont dotées d’une dignité qui va au-delà ce qu'elles étaient durant leur vie. La crypte, creusée dans un terrain calcaire, a permis aux défunts de conserver leurs vêtements et leurs parures, elle est un musée de masques funèbres murmurant « vous êtes ce que nous étions » et « vous serez ce que nous sommes ». Le lyrisme de ces momies, les nuances subtiles des couleurs de leurs vêtements et leur « sfumato » captés par l’appareil photographique de Sophie Zénon, rendent ces images spectrales admirables du point de vue pictural.
La série de crânes des catacombes de San Gaudioso de Naples a la même intensité que celle de l'ossuaire de Palerme. Les villes de Palerme et de Naples ont vécu durant des siècles sous la domination de l’empire espagnol, dont la culture, aux profondes racines religieuses, a généré un culte populaire et une attitude particulière, morale et esthétique devant la mort, qui a grandement influencé la littérature et l’art propagés dans les différentes aires du monde hispanique. Les frères Dominicains, qui ont organisé l’ossuaire de la populeuse et somptueuse capitale de la Campanie, étaient convaincus qu’après sa mort, selon la croyance populaire, l'âme du défunt se réfugiait dans son crâne. L’organisation des différents cadavres et leur présentation ordonnée a permis à Sophie Zénon de photographier, séparément et selon leur rang social, le dernier portrait d'une princesse, d’un aristocrate, d’un magistrat, d’un prélat ou d’un prince de l'église, comme celui d’anonymes, de gens du peuple. Notons enfin comment l’artiste, dans sa série intitulée « La Danse», a réussi, avec une habileté étonnante, à détourner et à transformer des photographies prises aux rayons X de jambes dans leur cercueil.
Au XIXè siècle, il était courant, lorsque une personne mourait, que les familles commandent à un photographe le portrait d’un défunt sur son lit de mort ou dans son cercueil. Cette coutume serait impensable de nos jours car nous refusons la présence de la Faucheuse. Ce ne fut pas le cas dans le passé. Depuis la fin du Moyen Age jusqu’à la fin de l’époque Baroque, on a assisté en Occident au culte des ancêtres. Philippe Ariès a affirmé que la mort est « iconophile ». Les ossuaires et les monuments funéraires, la représentation des tombeaux, la préparation à une « bonne mort » et la méditation sur « la fin de la vie » étaient essentiels pour rappeler aux humains qu’ils sont destinés à la mort dès leur naissance, bien qu’en réalité la mort est, pour le croyant, la naissance à la vie éternelle.
Les Vanités, ce genre artistique qui domine, spécialement dans le monde catholique, la peinture à caractère religieux du milieu du XVè siècle jusqu'à la fin du XVIIIè siècle, sont un précédent incontestable aux photographies de Sophie Zénon. En Flandres tout d’abord, avec le premier tableau Vanitas, peint vers 1450 par Roger van der Weyden, ou encore avec son Triptyque de la famille Braque (1451-1452) conservé au musée du Louvre, puis plus tard, en Italie, en France et en Espagne, les Vanitas seront des tableaux dans lesquels les cadavres, les squelettes, les crânes et les os constitueront le noyau essentiel de la représentation iconologique résumant notre « désespoir » devant l’inanité et la futilité de l'existence humaine. Le salut éternel est ce qui compte, et la préparation à la vie dans l'au-delà doit être le seul but d’un bon chrétien. “O mors quam amara est memoria tua”, contenue dans les versets 41-1-2 du Livre de l’Ecclésiaste de l’Ancien Testament, est la maxime qui définit le contenu d'Ars Morendi dont la répercussion en Europe, depuis la fin du Moyen Age, a été immense.
Les photographies de Sophie Zénon offrent une vision nouvelle, plus contemporaine, des antiques Vanités. Dans leurs articles, les critiques d'art ont comparé ses images à l'art de Francis Bacon, ils y ont vu une interprétation du portrait d'Innocent X de Velázquez. Ils ont également rapproché ses photographies de celles du peintre autrichien Arnulf Rainer dont les œuvres, exposées au Pavillon autrichien de la Biennale de Venise de 1978, eurent un grand impact sur la Critique. Cependant, selon notre point de vue, les concordances entre Rainer et Zénon ne sont que pures coïncidences. Autant par le traitement artistique que par la conception esthétique. Rainer peint, rature des photographies de tableaux et de gravures célèbres, tels que Les Désastres de la guerre de Goya, ou rehausse ses images de cadavres en décomposition. Expressionniste, il s'intéresse aux morts par accident, aux victimes de la violence ou de la dégradation macabre consécutive à toute catastrophe. Sophie Zénon au contraire, toujours poétique, recherche les tonalités opalines, les couleurs suaves et le souffle de vie que gardent encore les défunts ; elle nous offre un regard plus proche de l'âme et de l’être de personnages dont la présence nous réconcilie avec le mystère de l’inévitable passage de la vie vers l’au-delà.
Antonio Bonet Correa
Juin 2012
Né en 1925 à La Coruña en Espagne, Antonio Bonet Correa fut formé à l'Université de Santiago de Compostelle, entre 1951 et 1957. Il a travaillé comme chargé de cours à la Sorbonne et professeur d'histoire de l'art à l'Université de Paris. Il est retourné en Espagne en 1958, étant successivement professeur à l'Université de Madrid, professeur d'histoire de l'art à l'Université de Murcie, à Séville et Complutense de Madrid. Il a travaillé comme directeur du Musée des Beaux-Arts de Séville, et est l'auteur de nombreux livres et articles scientifiques. Il est également critique d'art pour le journal ABC et El Correo de Andalucía.
Depuis 1986, il est membre de l'Académie Royale des Beaux Arts de San Fernando. En Décembre 2008, il remplace le président de l'Académie Ramon Gonzalez de Amezua.