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In Case We Die. 

Palerme. Naples. Derniers Portraits.

Sophie Zénon

in La mort à l'oeuvre. Usages et représentations du cadavre dans l'art. Sous la direction d'Ane Carol et Isabelle Renaudet. Presses Universitaires de Provence, 2015.

Pendant mes études d’histoire et d’ethnologie, j’ai mené des recherches sur notre rapport aux morts en Occident. Dans les années 80, l’histoire des mentalités, prônée par Lucien Febvre et Marc Bloch dans les années 20, domine l’historiographie française et ouvre des pistes passionnantes. La mort devient un objet d’histoire au même titre que l’histoire des attitudes devant la vie, la naissance, la famille. Mais elle reste difficile à explorer car elle est longtemps restée un sujet tabou, encore aujourd’hui par certains aspects. 

Partant d’un corpus iconographique et d’une enquête sur les cimetières, j’ai voulu montrer comment s’est opérée à compter du début du XIXe siècle, en parallèle à l’avènement d’une société individualiste, une mutation de la sensibilité collective face aux défunts, laquelle tend à l’occultation de la mort même. Quinze années plus tard, étendant mon champ de recherche à l’Asie septentrionale, je me suis intéressée en Mongolie et en Sibérie au chamanisme en tant que système global de pensée dans lequel le monde invisible, les ancêtres en particulier, interagit avec le monde des vivants. 

Dans le même temps, la mort « réelle » est venue me rattraper.

Nous sommes tous inévitablement confrontés, de près ou de loin, à la perte d’êtres chers. Chacun de nous s’arrange comme il le peut de la douleur, de la peine, de la disparition, du deuil, du manque, du vide. Or il m’est apparu qu’il n’est nulle part de place où parler de ce déchirement. C’est d’ailleurs le constat que dressaient en 2010 les deux commissaires de l’exposition Six Feet Under organisée par le musée des Beaux-Arts de Berne, Bernhard Fibischer et Matthias Frehner :

La violence et la mort sont des thèmes omniprésents dans les médias mais il n’en reste pas moins que notre société se garde d’avoir un contact direct avec les morts. Nous faisons tout pour chasser définitivement le cadavre de notre vue et le remplaçons par un nouveau jeu de rituels et de symboles qui nous servent à immortaliser l’existence humaine : la tête de mort est ainsi passée d’emblème subculturel à un accessoire de mode ; la production de télévision américaine Six Feet Under […] est devenue en Europe une série culte qui connaît un succès étonnant. La mort s’est partiellement soustraite au regard quotidien pour se réfugier dans les images sensationnelles ou insolites des magazines, de la télévision, ou du cinéma, témoignant ainsi de sa radicale extériorité. Elle est ainsi devenue un spectacle, un fantasme, qui ne concerne plus chacun dans son intériorité. (1)

Comment, dès lors, dans un contexte de déni de la mort, figurer l’infigurable ?

Et comment en aborder le thème par le medium photographique, « cette écriture du vacillement  » (2), qui ressortit au paradoxe, puisqu’il pose d’un même mouvement l’absence et la présence passée d’un même objet, d’un même être ?

C’est l’ontologie même de la photographie qui est questionnée.

 

Un texte célèbre d’André Bazin, « Ontologie de l’image photographique », posait comme origine de l’art ce qu’il nommait « le complexe de la momie » : le besoin de défense contre le temps est « un besoin fondamental de la psychologie humaine ». Dans cette perspective, l’apparition de la photographie, qui donna l’illusion de réduire l’écart entre le monde et sa représentation, fut décisive : enfin, on pouvait préserver son visage et son corps par-delà la mort, et fixer ce qui était voué à disparaître. 

C’est ainsi que, dès ses débuts, on prêta souvent des vertus magiques à la photographie, se demandant, comme Balzac, si elle était capable de capter les spectres lumineux de l’âme ou, comme en témoigne la vogue de la photographie spirite à la fin du 19e siècle, si elle pouvait faire apparaître les fantômes. On oublie aussi que, outre les portraits des vivants, on aimait à cette époque photographier les défunts, et en particulier les enfants sur leur lit de mort, pour en garder le souvenir. (3)

 

 

Les momies de Palerme

 

À la fin de l’année 2008, j’entame un cycle que j’intitule In Case We Die, dans le but d’explorer la mort en Occident et, plus spécifiquement, la représentation du corps après la mort. In Case We Die prend sa source dans une tradition à la fois picturale, notamment celle de la peinture chrétienne qui a excellé dans la figuration de l’exacerbation de la douleur, et photographique, celle des portraits post-mortem. Au 19e siècle, l’apparition du daguerréotype permit aux familles aisées de conserver un portrait du défunt. Le mort y est représenté entouré de  ses proches ou étendu dans son lit, dans une attitude qui évoque plus le sommeil que le corps transi. Ce genre photographique connut dès lors un essor considérable, surtout en Europe et en Amérique du Nord. 

Montrer un corps mort, c’est aussi interroger la distance qui s’est accrue entre ces œuvres et nous. 

Le premier volet de ce cycle photographique s’ouvre sur une série consacrée aux momies des catacombes de Palerme. Trois semaines durant, en compagnie de près de 8 000 momies, munie de plusieurs appareils photographiques et d’éclairages puissants, j’effectue des prises de vues dans ce cimetière appartenant à une communauté de Capucins.

Ces corps sont ceux que, au fil de plus de trois siècles – de 1559 à 1920 – les Siciliens ont confiés aux moines. Les défunts subissaient dans un premier temps un processus de déshydratation. On les lavait ensuite au vinaigre, on les séchait, puis on les revêtait de leurs plus beaux atours, avant de les exposer aux familles. Ces catacombes possèdent la faculté exceptionnelle, du fait de la sécheresse de leur roche calcaire, de conserver les corps.

 

Adossé au mur ou couché, un peuple de morts en habits de gala propose ainsi au visiteur ses visages tour à tour tristes, grimaçants, suppliants ou ricanants – hommes, femmes, enfants, regroupés par sexe ou par statut social, pour la plupart anonymes, puisque la fiche d’identité de chacun a brûlé au 19e siècle. Dans son texte Vie errante (1890), Guy de Maupassant les compare à « l’équipage noyé de quelque navire, battu encore par le vent, enveloppé de la toile brune et goudronnée que les matelots portent dans les tempêtes, et toujours secoués par la terreur du dernier instant quand la mer les a saisis ». 

Pour autant, révélés et caressés par la lumière, le chatoiement des taffetas et des soieries, l’incroyable carmin des costumes mêlé à la finesse arachnéenne des dentelles et aux plis cassés des velours, font oublier le premier sentiment d’effroi. Soutenant un bras ou une tête, des fils de fer fixés à la paroi témoignent de l’attention passionnée que leurs parents portent à leurs chers disparus. Ils sont venus ici soutenir des conversations avec leurs ancêtres dans un voisinage familier avec la mort pourtant empreint de respect, qui est tout à l’image de cette Sicile âpre où la terre n’est pas moins agressive que le soleil, où l’abrupt des paysages le dispute à la violence de la maffia.

 

Mes premiers clichés de momies sont réalisés à l’aide d’appareils de moyen format, Mamiya et Hasselblad, dont la lourdeur impose que l’on travaille sur pied, en vue d’une meilleure stabilité. Je cherche à obtenir des images « piquées », où fourmillent les détails à même de révéler la richesse des étoffes et de leurs couleurs, fanées parfois, parfois toujours incroyablement pimpantes. 

Cependant, entourée de ces personnages dont chacun eut sa propre histoire, j’éprouve vite la vive impression de faire fausse route : ces corps ne me semblent en fait pas au repos, et je me contente de reproduire la mort. Jouant délibérément de la vibration des formes entre net, flou et bougé par la prise de vue à main levée, je change alors radicalement d’optique et m’efforce de conférer à l’image une pictorialité capable de transfigurer l’expression des cadavres. Le mouvement de l’appareil photographique, comme celui de mon corps, se met à suivre le mouvement naturel de la momie. 

Je m’attache aux expressions, aux attitudes et aux postures. Il y a du baroque chez les Capucins : ce qu’ils présentent ici est la pullulante famille humaine, dans son théâtre le plus carnavalesque. Ce thème de la Vanité, je l’explore plus avant encore avec un livre d’artiste unique : Le Grand Livre de Palerme. 

 

 

Le Grand Livre de Palerme

 

Quelques années plus tard, un ami qui connaissait mon travail sur la mort et, en particulier, sur les momies de Palerme, m’a offert la reliure d’un ancien livre de comptes du 18e siècle, en cuir et parchemin, de grand format (hauteur : 58 cm ; largeur : 42 cm ; dos : 10 cm). Sa couverture s’orne de deux mots tracés à l’encre noire, « Grand Livre », qui m’ont aussitôt évoqué tant quelque chronique de l’humanité que la dette dont nous sommes redevables au temps. L’idée de constituer une œuvre fictionnelle fondée sur les momies a pris peu à peu naissance.

 

Il se trouve que je collectionne depuis des années, chinés aux Puces, des albums de famille de la fin du XIXe et du début du XIXe siècle. « Versions miniatures et portatives des galeries d’ancêtres réservées à l’aristocratie jusqu’à l’avènement de la photographie » (4), ces « gros bouquins de cuir armés de ferrures dissuasives, de pages épaisses comme le doigt, bordées d’or, sur lesquelles se distribuent des figures grotesquement fagotées » (5), se sont abondamment répandus à partir de 1860, pour répondre aux besoins d’une bourgeoisie triomphante avide de la reconnaissance que le portrait consacre. Cette époque voit à cette fin se multiplier les studios de photographes, « avec draperies, plantes vertes, tapisseries et chevalets, à la frontière ambiguë entre l’exécution et la représentation, entre la chambre de torture et la salle du trône. » (6)

 

Aucun de mes albums n’est accompagné de marquages identificatoires. Certains accumulent même des pages quasiment, voire totalement, vides. Je les ai conservés, soit pour la richesse décorative de leurs planches, soit pour la qualité de leur reliure. En fait, ils ont été dépouillés de leurs portraits « cartes de visite », ces petites photographies collées sur des morceaux de carton que l’on remettait aux proches ou aux relations mondaines, destinées à terme à venir s’insérer dans les ouvertures prédécoupées de leurs pages. S’y lit une succession de trous béants, rectangulaires ou ovales, façon de mise en abîme de menus cercueils vides d’où se seraient échappés des êtres disparus. Ne pourrait-on y voir une manière de deuxième mort ? On sait par ailleurs que le commerce de ces photographies à l’unité est aujourd’hui lucratif. Dans ces échoppes, les familles se voient éclatées et dispersées, leurs membres éparpillés, regroupés dans de curieuses communautés de genres et de thèmes (hommes à vélo, barbus, enfants, etc.). Quelle étrange résurrection ... Les familles rescapées en revanche, celles de mes albums encore complets, en égrenant sous nos yeux des visages inconnus, des toilettes d’apparat, des ombrelles délicates, des académies de poses étudiées, des événements anodins, gardent mémoire de la continuité des moments enregistrés d’une vie familiale, mais parfois aussi de ceux de la grande Histoire : on tombe çà ou là sur des portraits de gradés en grande tenue, ou sur la distinction harassée d’un officiel de retour des colonies. Les regards qu’ils nous adressent fascinent ceux que nous leur rendons. Curieuse présence, dans ma demeure, que celle de ces invités. Je n’en saurai jamais rien, hors l’histoire que je m’en tisse grâce aux indices disséminés au fil des pages d’où ils me fixent des yeux. 

Plusieurs de ces albums comportent des planches agrémentées d’abondants décors floraux – branchages de cerisiers et de pruniers, chrysanthèmes ; d’autres s’ornent d’instruments de musique : au-delà de l’effet esthétique, faut-il voir dans ces motifs une citation de la peinture du Nord du 17esiècle, experte dans l’art d’évoquer le caractère transitoire de la vie humaine et la vanité des biens terrestres ? Ce sont les plus ornementées d’entre elles que j’ai choisi de reproduire pour le « Grand Livre ».

 

En regard des photographies de grand format à taille humaine, « Le Grand Livre » vise à explorer et à revisiter la fonction de ces albums de famille. En amenant par ricochet les momies à dialoguer entre elles comme autant de membres d’une même parenté, il s’engage, lui aussi du côté du baroque et, adoptant en retour un accent dérisoire et grinçant, il transmue les momies en Vanités Contemporaines. Le « Grand Livre » devient de la sorte l’album d’une famille imaginaire, celui de la vaste famille humaine. Entre les lourdes pages cartonnées incrustées de visages de momies et de paysages noir et blanc arides de Sicile, viennent s’intercaler des feuilles de papier japon, plus souples, sur lesquelles sont reproduits des détails tavelés de tissus, de mains gantées, de crânes, autant de paysages abstraits.

 

Naples et les « derniers portraits »

 

In Case We Die s’est étoffé en 2010 d’un deuxième volet, consacré à Naples et plus spécifiquement aux catacombes de San Gaudioso et au cimetière des Fontanelle. 

Créée par des Dominicains au XVIIe siècle à l’époque où Naples était sous domination espagnole, une galerie macabre située dans les catacombes de San Gaudioso dévoile une série de squelettes, peints à fresque de manière très stylisée, représentant des aristocrates et des ecclésiastiques napolitains. Convaincus que l’âme du mort se trouve dans son crâne, les Dominicains ont uniquement prélevé le crâne du squelette du défunt - le reste des ossements est emmuré derrière la paroi - puis l’ont enchâssé dans le mur.

Devant l’église du Gesù Nuovo, une colonne votive rappelle qu’en 1656 la peste fit brusquement passer la population de Naples de 365 000 à 160 000 habitants. Dans le quartier populaire de la Sanità, le cimetière des Fontanelle préserve quelque 40 000 crânes de ces victimes anonymes, confinées au « Purgatoire ». Pour aider les âmes à trouver le repos, les Napolitains viennent adopter un, voire plusieurs crânes, leur donnent des prénoms - Il Capitano, Lucia -, leur construisent un petit tabernacle vitré qu’ils ornent de fleurs de plastique en échange de quelques faveurs : gagner au Loto, ramener un mari au foyer, soigner un fils malade. 

 

Réalisés dans plusieurs funérariums, mes « derniers portraits », objets du troisième volet (2008-2011), se rattachent à la pratique ancienne du portrait post-mortem :  : le portrait de défunt, sur son lit de mort ou dans sa bière. Des visages opalins – spectres ou masques grecs ? – y voisinent avec une série de jambes, allongées dans leur cercueil mais que parent encore maints accessoires vestimentaires. Leur ordonnancement, leur suggestion de mouvement et d’élévation convoquent la chorégraphie de danses macabres. 

 

Photographier des momies, c’est, d’une certaine façon, porter son regard sur un patrimoine ; la transfiguration spirituelle mise en scène par les moines capucins n’instaure-t-elle pas d’emblée une distance entre le cadavre et nous-même ? Il est autrement plus déroutant de photographier des êtres humains récemment décédés : on se trouve alors face à son inévitable destin. Un tel travail s’engage et engage au-delà de la photographie : il constitue une véritable expérience de vie. Je lui dois personnellement d’avoir appris à surmonter ma peur. 

 

Cette confrontation avec ces êtres qui ont eu une vie, qui se sont attablés, qui ont caressé des corps, qui en ont peut-être anéanti d’autres… me bouleverse. On voudrait les connaître – mais n’est-ce pas de cette ignorance que naît l’impulsion poétique ? Celle-là même qui m’a amenée à porter mon regard sur les momies. Elles font partie de notre humanité, de notre histoire commune. S’intéresser à la mort, n’est-ce pas être au plus près de la vie ?

 

Si les thèmes de la perte – individuelle et collective –, de la disparition, du passage m’intéressent, m’intéressent tout autant leurs corollaires et leurs compagnes obligées : la réapparition, la mémoire, la survivance. Ce champ, encore peu exploré, touche au politique, au social, à l’éthique, voire à l’économique. C’est un champ immense.

 

  1.  Bernhard Fibischer, Matthias Frehne, préface au catalogue de l’exposition Six Feet Under, Kunstmuseum, Berne, 2010.

  2. Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Seuil, 1980.

  3. Isabelle Soraru, Memento Mori, in Artline à l’occasion de l’exposition de Sophie Zénon à l’Espace d’art contemporain Fernet-Branca, Saint-Louis, Alsace, octobre 2011.

  4. Introduction à l’exposition Albums de famille, les images de l’intime, musée Nicéphore Niepce, Châlons-sur-Saône, 2011.

  5. Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie, éd. et trad. de l’allemand par A. Gunthert in Études photographiques, n° 1, 1996 (publié en allemand en 1931 in Die literarische Welt).

  6. Ibid.

[Une partie de ce texte a été publiée sous forme d’interview par le magazine photographique « de l’air » (« La mort vous va si bien », hiver 2012, propos recueillis par David Fez) et dans le catalogue de l’exposition « Cadavres exquis », galerie Thessa Herold, Paris, hiver 2012]

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