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L’esprit des lieux, par Sophie Zénon, photographe

Entretien avec Fabien Ribery, à l'occasion de la publication du livre "Pour vivre ici" et de l'exposition "Ce que murmurent les fantômes" à la galerie L'Imagerie (Lannion).

publié le 23 avril 2019 sur l'Intervalle.org

 

 

 

« Lorsque l’herbe poussera au-dessus de ma tombe, écrit Fernando Pessoa dans Le gardeur de troupeau, que ce soit là le signal pour qu’on m’oublie tout à fait. La Nature jamais ne se souvient et c’est par là qu’elle est belle. Et si l’on éprouve le besoin maladif d’« interpréter » l’herbe verte sur ma tombe, qu’on dise que je continue à verdoyer et à être naturel. »

Cette pensée, Sophie Zénon me l’a confiée comme un trésor.

Pour la photographe, les questions de la mémoire, de l’identité, et des traces que nous laissons après notre mort, sont au cœur d’un travail artistique engagé depuis vingt ans, et mené opiniâtrement du côté des fantômes.

Son dernier opus, le livre Pour vivre ici, évoque de façon subtile et forte, à partir de matériaux extrêmement divers, le Hartmannswillerkopf (HWK), éperon rocheux boisé situé sur la crête des Vosges, terrain d’affrontements d’une grande violence ayant eu lieu durant la Première Guerre mondiale.

Envisageant le paysage comme un lieu d’expérience, Sophie Zénon aborde le passé dans sa dimension de présent et le vivant dans sa capacité de résilience.

On pourra dans l’entretien qui suit, et dans l’exposition actuellement en cours à L’Imagerie de Lannion (Côtes d’Armor) intitulée Ce que murmurent les fantômes, apprécier l’ampleur du travail et des réflexions de cette artiste que la montée des fausses divergences identitaires et des discours de fermeture inquiète particulièrement.

Qu’est-ce que le site du Hartmannswillerkopf dans les Vosges où vous avez mené un travail aboutissant au livre Pour vivre ici(Editions Loco) ?

Situé sur la crête des Vosges, surplombant la plaine d’Alsace, le Hartmannswillerkopf (HWK) est un éperon rocheux boisé devenu un lieu emblématique et stratégique de la Première Guerre mondiale. Surnommé pendant la Grande Guerre par les Français « la mangeuse d’hommes », « la montagne de la mort » par les Allemands, le HWK fut l’enjeu d’effroyables batailles, notamment entre décembre 1914 et janvier 1916. En 2017, j’ai été invitée par l’Abri Mémoire d’Uffholtz, centre de ressources dédié à l’histoire du HWK et plus largement à la citoyenneté et à la paix, à mener une recherche artistique sur ce site. Travailler à une interprétation du HWK, c’est poser la question de la restitution d’un lieu de conflit de la Première Guerre mondiale, dont la spécificité alsacienne et de guerre de montagne est d’avoir eu sa ligne de front précisément à la frontière entre la France et l’Allemagne. Les notions d’identité, de frontière, inscrivent ce projet de plain-pied dans l’histoire contemporaine, à un moment précis de notre histoire où l’Europe est menacée, confrontée à la montée des nationalismes et où jamais dans le monde, il n’y a aura eu autant de murs dressés entre les peuples.

Votre ouvrage d’artiste est de nature composite, rassemblant des matériaux de diverses natures. Comment l’avez-vous conçu formellement ? Comment l’avez-vous monté ? Vous procédez par superpositions d’images et entrelacement de paroles aux statuts différents. 

Le livre conçu avec mon éditeur Eric Cez (éditions LOCO, Paris) est à l’image de la restitution que j’ai faite de ce site : foisonnant. Toute la difficulté de cet ouvrage a résidé à rendre lisible les différentes expérimentations que m’ont inspirées le site. Pendant ma résidence, je suis venue à de nombreuses reprises sur le HWK, tout au long de l’année. J’ai réalisé des « portraits » d’arbres aux quatre saisons, mené des recherches dans le fonds d’archives de l’Abri Mémoire, interrogé des acteurs locaux, sans oublier la lecture des nombreux récits, journaux, lettres d’anciens soldats ou officiers de l’époque. Au final, l’exposition présentée à l’Abri Mémoire en 2017 se compose de photographies d’arbres du HWK, tirées en grand format et montées sous un verre que j’ai gravé manuellement, m’inspirant de la carte militaire contemporaine réalisée par la chercheuse allemande Sigrid Schwamberger ; puis d’un polyptyque de quinze photographies, visages de soldats allemands et français issus d’archives photographiques du fonds documentaire de l’Abri Mémoire d’Uffholtz, reproduits sur plaques de Plexiglas de grand et moyen format, installées in situ en forêt puis rephotographiées ; d’un papier-peint panoramique de cinq mètres de long, traduction visuelle de mon enquête sur la toponymie réalisée à partir de la carte Schwamberger et de cartes postales datant d’avant 1914 ; enfin, d’une vidéo de dix-sept minutes qui mêle des photographies d’arbres, d’archives, et dans laquelle Raoul Ermel, menuisier à Wattwiller, évoque, émerveillé, cette forêt et les croyances populaires qui lui sont rattachées. Les commentaires de Raoul alternent avec des extraits du journal de l’aspirant Henri Martin lus par l’artiste Manuela Morgaine. C’est cette vidéo où j’avais déjà effectué avec ma monteuse Colette Constantini un patient travail de « tricotage » entre la voix de Raoul et celle du soldat Martin, entre mes photographies d’arbres et les archives installées dans la forêt, qui nous a servi de base pour concevoir le livre. A partir de là, Eric et moi avons apporté, chacun de notre côté, des propositions de maquettes que nous avons confrontées. Le regard d’Eric a été précieux pour rendre cohérent, lisible, l’ouvrage par le plus grand nombre, et pas seulement pour un public averti et passionné de la Première Guerre mondiale. Il a été aussi fondamental pour réaliser un véritable objet « dans la matière ». Je pense notamment à ses préconisations concernant le format du livre, le choix du visuel sur la jaquette, de la couverture avec le visage d’un soldat en double page où à l’embrasement du visage répond un touché « peau de pêche », du papier mat, de la typographie – ni totalement ronde, ni totalement bâton -, l’introduction des calques pour reprendre l’idée de ma gravure sur verre, des cartouches d’une légère opacité qui mettent en valeur la parole du soldat Martin, les pages de garde reprenant comme un long travelling mon grand panoramique papier-peint. Enfin, nous avons demandé un texte à Héloïse Conesa, historienne de la photographie et conservatrice du patrimoine en charge de la collection de photographie contemporaine à la BNF. Héloïse Conesa connaît bien mon travail pour avoir présenté L’Homme-Paysage dans l’exposition collective Paysages français. Une aventure photographique 1984-2017. Son texte « Rémanences » au titre particulièrement suggestif emprunté au vocabulaire sylvestre, explore et analyse les différentes facettes du travail, évoque son balancement continuel entre « feuilletage » et « feuillagisme », tout en le resituant dans l’ensemble de ma démarche artistique.

Vous avez travaillé sur un lieu marqué par la guerre, cependant en pleine nature. La présence du mal humain dans un ordre naturel a-t-il constitué un axe de recherche ? 

Lorsque j’ai arpenté le HWK, j’ai été frappée par le nombre impressionnant de vestiges de guerre, notamment du côté allemand où abris et tranchées bétonnés subsistent, alors que du côté français, la majorité des tranchées conçues à l’aide de rondins de bois a disparu, brûlée par les explosions d’obus. Nombres d’ouvrages répertoriant consciencieusement abris et tranchées existent. Sur place, un parcours a été mis en place par le Club Vosgien et par l’association des Amis du HWK. Le débat est vif entre ceux qui souhaitent restaurer les vestiges et ceux qui aimeraient voir la nature reprendre entièrement ses droits. La question est d’actualité sur tous les sites dits mémoriaux. Ignorer ces problématiques auraient été un non-sens, elles ont été le point de départ de ma réflexion, mais je me suis vite concentrée sur la forêt pour les perspectives de réflexions qu’elle m’offrait. La forêt m’a fascinée par sa luxuriance et par l‘étrangeté et la beauté de certains arbres. À la fin du conflit, bombardements et combats avaient totalement bouleversé le paysage. Épousant le massif, la forêt dense d’avant-guerre était totalement détruite. À partir des années 1930 et sans aucune intervention humaine, la forêt s’est reconstruite. Majoritairement composée de sapins et de hêtres avant 1914, elle présente aujourd’hui une grande variété de feuillus – bouleaux, saules, trembles, noisetiers, frênes, érables, alisiers, tilleuls, sorbiers, merisiers. Véritable laboratoire écologique à ciel ouvert représentatif des paysages de la Grande Guerre, elle est un exemple exceptionnel d’une recolonisation spontanée d’après-guerre.

Qu’est-ce que Verdun, qui est un de vos autres livres d’artiste ?

Mon livre d’artiste Verdun, ses ruines glorieuses, n’a de Verdun que le titre. Il s’agit avant tout d’un essai sur le corps morcelé, démembré, dont le point de départ a été l’émotion que j’ai ressentie à la lecture du livre La bataille d’Occident de l’écrivain Eric Vuillard (Actes Sud 2012). Je lui ai demandé l’autorisation de prélever des extraits ayant trait au corps en miette que j’ai mis en résonance avec des compositions que j’ai réalisées à partir de cartes postales de soldats allemands et français – évocations des « gueules cassées » -, de gravures et monotypes aux noirs profonds évoquant les blessures, les tranchées, les éclats d’obus. Le titre de mon livre est celui d’un petit carnet de cartes postales des monuments à la gloire de Verdun, chiné aux Puces de St Ouen.

Avez-vous perçu sur la ligne de front vosgienne des fantômes, des présences, des signes troublants en ces lieux à la fois chargés de mémoire et menacés par l’oubli ? 

Quand on travaille sur un lieu dit de mémoire, il y a toujours ce que l’on en sait, ce que l’on en a appris des livres, des documentaires… et ce que l’on y vit. J’ai beaucoup de mal à prononcer le mot mémoire pour caractériser mon travail. Le mot mémoire renvoie pour moi à quelque chose de figé, d’immuable, à une forme de contrainte telle qu’elle s’exprime dans l’expression « devoir de mémoire ». J’envisage le paysage comme un lieu d’expérience et de vie, un espace dans lequel le corps est mis à l’épreuve du territoire. Dans la forêt avec Raoul pour guide, tout un univers s’est ouvert à moi. Regarder la forme d’un tronc et identifier par là-même ceux qui ont vu 14, « ceux qui pourraient parler » et « qui ne sont pas torturés pour rien ». Lorsqu’en parallèle de ma résidence de création, j’ai mené un atelier pédagogique avec une classe de première sur le site, c’est à Raoul que j’ai demandé une introduction dans la forêt. Pour beaucoup de ces jeunes qui connaissent le site depuis leur enfance sous l’aspect uniquement guerrier – les promenades du dimanche avec leurs parents pendant lesquelles ils jouaient à cache-cache dans les tranchées – ce fut une révélation, visibles dans leurs travaux de fin d’atelier.

Pour vivre ici n’est-il pas aussi un essai visuel sur la résilience des paysages ?

Oui, absolument. Pour vivre ici, c’est d’abord se demander comment les habitants qui vivent au pied de ce massif où se sont déroulées autant d’atrocités peuvent vivre à côté de lui. Peut-on s’autoriser à s’abandonner à la beauté de cette forêt ? Comment traduire l’indicible ? Comment dépasser ce traumatisme ? J’ai ce besoin « maladif », comme l‘écrit Fernando Pessoa, d’essayer de donner sens à ce qui est arrivé. Et je suis d’avis, comme le démontre Boris Cyrulnik dans toute son œuvre, que le sens que l’on donne aux choses métamorphose la manière dont on les ressent.

Pour vivre ici, expression tirée d’un poème de Paul Eluard, ne pourrait-il pas être le titre général de l’ensemble de votre œuvre, attentive aux questions de la présence, de la disparition, et des ordres supérieurs de réalité ?

De tous temps, les civilisations ont inventé des solutions pour rendre la perte d’êtres aimés acceptable. La résurrection chez les Chrétiens ou le dialogue avec les esprits chez les peuples animistes, par exemple. J’observe ces pratiques en ethnologue et je ne les juge pas. Il est très difficile dans notre société aujourd’hui sans cesse en quête de nouvelles formes de spiritualité de faire comprendre que penser aux morts n’est pas forcément lié à une forme de mysticisme, ni à une tendance à la morbidité.

Pour moi, les morts font partie intégrante de nous. Ils vivent en nous. Ils sont en nous. Ils sont morts dans le réel mais ils existent encore dans la représentation que nous nous en faisons ou, pour être plus directe, dans la manière dont nous nous arrangeons pour accepter l’inacceptable. « Faire son deuil » est une expression que j’ai toujours détestée. Se débarrasser de ses morts rendrait-il plus heureux ? Dans son ouvrage Au bonheur des morts (la Découverte, 2015), la philosophe et psychologue Vinciane Despret renouvelle considérablement le sujet en lui donnant une bouffée d’oxygène. Elle a mené une enquête sur la manière dont les morts entrent dans la vie des vivants et travaille sur l’inventivité des morts et des vivants dans leurs relations. « On dit trop rarement à quel point certains morts peuvent nous rendre heureux ! » écrit-elle. Des personnes qu’elle a interviewées, elle a appris comment elles se rendent capables d’accepter la présence des défunts. Chemin faisant, elle montre comment échapper au dilemme entre « cela relève de l’imagination » et « c’est tout simplement vrai et réel ».

Cette « stratégie de survie », je l’applique aussi bien à mon histoire personnelle, intime, familiale, qu’à notre histoire collective.

Qui est précisément Raoul Ermel avec qui vous vous êtes entretenue ? Pourquoi le choix de ce témoin particulier ? 

Raoul, dont l’histoire familiale est tout entière marquée par le HWK, a une sensibilité exacerbée. Je l’appelle mon « menuisier-poète ». Il porte en lui une parole pleine d’espoir, habitée par la reconstruction. Il est un exemple parfait de la capacité qu’ont certaines personnes à la résilience.

Qu’a de spécifique le journal de l’aspirant Henri Martin, rédigé en 1915, et publié en 1936 chez Payot sous le titre Le Vieil Armand ? 

J’ai compulsé de nombreux récits de soldats présents sur le site pendant la Grande guerre, écrits après 1918. La majorité d’entre eux – du côté allemand comme du côté français – témoignent avec force détails de l’atrocité des combats, du nombre de morts, des horreurs de la guerre, de la haine du « boche ». Comment pourrait-il en être autrement dans cette guerre qualifiée de plus grande boucherie d’Europe ? Parmi ces voix, celle de l’aspirant Henri Martin, présent sur le site au moment des pires combats, ceux de l’année 1915, tranche par son empathie. Il ne s’agit plus d’opposer Allemands et Français mais de parler de soldats vivants les mêmes atrocités. De son texte aux qualités littéraires remarquables, j’ai choisi des passages où il parle de la forêt ; en filigrane, c’est toute l’atrocité des combats que l’on devine.

Comment avez-vous pensé votre exposition commencée à Lannion le 13 avril ? Comment avez-vous occupé les 400 mètres carré de L’Imagerie ? Votre choix a-t-il thématique, chronologique, poétique… ? 

Ce que murmurent les fantômes dessine mon parcours artistique depuis ces vingt dernières années. Deux commissaires ont présidé au choix des œuvres : Jean-François Rospape qui a été le directeur artistique de l’Imagerie pendant plus de trente ans et dont c’est la dernière exposition ; Eric Bouttier, le nouveau directeur artistique, venant du Lieu à Lorient, et dont c’est la première exposition… Jean-François connaît mon travail depuis mes toutes premières images de Mongolie. Il est venu me proposer il y a deux ans un exposition qui présenterait une sélection cohérente s’articulant autour de ces notions de présence/disparition, montrant les multiples facettes de ma production basée sur l’expérimentation. Ainsi se déploient dans les deux premières salles de L’Imagerie et en remontant le temps plusieurs séries photographiques, des livres d’artiste, une vidéo et une installation reconstituant une mini-forêt vosgienne, réalisée avec le concours des espaces verts de la ville de Lannion qui se sont particulièrement impliqués dans cette opération !

La première salle présente les travaux les plus récents depuis 2015, ceux autour de la famille, des origines italiennes, de la revisitation de l’album de famille, emprunts de végétal. La seconde se concentre sur les premières photographies en Asie de 1996 à 2007 (Mongolie, Sibérie, Cambodge), la photographie pensée comme prétexte à la rencontre de l’Autre. Cette deuxième salle s’attache aussi à une période plus frontale, de 2008 à 2011 où le corps mort est très présent, radical dans sa monstration (Momies de Palerme).

Vous produisez des pièces spécifiques pour cette exposition. Pouvez-vous les présenter ? Quel rôle jouent vos origines italiennes dans votre œuvre ? 

Je présente pour la première fois un ensemble de onze photographies réunies sous le titre « Enfance », réalisées en une journée, le 6 octobre 2017, le lendemain du déménagement de la maison de mes parents récemment décédés. Après l’intervention d’une équipe de déménageurs, je me suis retrouvée seule au milieu de la maison vidée de tous ses objets personnels, les marques anciennes des meubles sur les murs, la lumière baignant les espaces. Cela a été une fulgurance. Je me suis mise à projeter les diapos que j’avais prises en Italie pendant mon adolescence et à me mettre en scène, imaginant de petites saynètes. Une manière de dire adieu à la maison, mais aussi à mon enfance et à mon adolescence.

Qu’est-ce que Le Grand Livre de Palerme conçu en 2012 ?

J’ai conçu ce livre d’artiste pour mon entrée et ma première exposition en novembre 2012 à la galerie Thessa Herold. Ce livre d’artiste explore et détourne les albums de famille qui se sont abondamment développés à partir du milieu du XIXe siècle, parallèlement à l’avènement d’une petite bourgeoisie avide de portraits, ces « gros bouquins de cuir armés de ferrures dissuasives, des pages épaisses comme le doigt, bordées d’or, sur lesquelles se distribuaient des figures grotesquement fagotées », comme l’écrit Walter Benjamin dans Petite histoire de la photographie en 1931. À la sobriété du travail photographique – chaque momie est photographiée dans son individualité – fait écho ce livre baroque, pour ne pas dire kitch, conçu à partir de la reliure d’un livre de comptabilité en cuir et parchemin datant de la fin du XVIIIe siècle (Grand livre). D’un livre de comptes, j’ai fait un livre de contes, d’histoires dans lesquelles les momies sont les membres d’une parenté imaginaire.

Vous voyagez fréquemment en Asie. Pourquoi ce choix ?

L’Asie est vaste et ne recouvre pas les mêmes réalités d’un pays à l’autre. Mes premiers voyages ont été en Mongolie, un pays qui m’a toujours fascinée pour ses grands espaces et pour la relation de ses habitants à une nature qui vibre, palpite. Expérience photographique autant que de vie, j’y ai voyagé pendant plus de dix ans avec, au cœur de ma pratique, ma relation à une famille d’éleveurs de moutons, de yaks et de chevaux installée dans la vallée de l’Orkhon (Haïkus mongols 1996-2004). C’est ici que j’ai découvert le chamanisme, ce système global de pensée dans lequel le monde invisible, et notamment les ancêtres, interagit avec le monde des vivants. Pour mieux le comprendre, j’ai repris en 1998 des études universitaires en ethnologie et en sciences des religions à l’EPHE (Ecole Pratique des Hautes Etudes) sous la direction de l’anthropologue Roberte Hamayon, auteur de La chasse à l’âme. Esquisse d’une théorie du chamanisme sibérien(1988), études qui m’entraîneront en 2000-2001 sur les rives du fleuve Amour, au contact des populations autochtones et d’où je ramènerai Suite sibérienne.

Pourriez-vous dire avec Franz Fanon, né martiniquais et enterré en Algérie, que l’on peut choisir son identité ? 

Entre ma problématique et celle de Franz Fanon intervient le prisme du colonialisme qui, s’il est différent de celui de l’immigration, n’est pas sans lien de parenté. L’œuvre de Franz Fanon, psychiatre martiniquais, est marquée par ce qu’il appelle l’aliénation du colonisé, et plus particulièrement du Noir antillais, une aliénation selon lui inhérente au système colonial et qu’il observe chez les colonisés d’Afrique du Nord à partir de 1953, alors qu’il occupe le poste de médecin-chef à l’hôpital psychiatrique de Blida, en Algérie. Fervent militant de l’indépendance algérienne, toute sa pensée est tendue vers cette question : comment guérir le colonisé de son aliénation, lui permettre de devenir libre ? Sa réponse : la décolonisation, mais pas seulement celle du territoire, mais aussi celle des esprits. En internationaliste, il rêvait d’une identité multiple, ce qui est particulièrement d’actualité aujourd’hui dans notre contexte mondial de migrations. A l’époque de mes grands-parents et parents, durant l’entre-deux guerres et les années 1960-70 le mot immigration devait obligatoirement rimer avec celui d’intégration. Du vivant de mes parents, je n’ai jamais pu me faire une idée concrète de ce que représentait pour eux l’Italie. Quel sens cela avait-il de passer chaque année une semaine chez des cousins pour qui nous étions devenus des étrangers ? Si la quête des racines familiales est devenue importante dans mes recherches actuelles, elle répond à un désir d’ancrage pour mieux m’en libérer. « L’identité n’est pas essentielle, nous sommes tous des passants » écrit l’historien et philosophe camerounais Achille Mbembe (Le Monde, 24 janvier 2017). « Notre monde, écrit-il, est un monde fini, qui a des limites et par conséquent n’est pas extensible à l’infini. Les humains n’en sont ni les seuls habitants ni les seuls ayants droit. Ils ne sauraient dès lors exercer sur ce monde une souveraineté illimitée. Cela étant, la véritable démocratie ne saurait être que celle des vivants dans leur ensemble. Cette démocratie des vivants appelle un approfondissement non dans le sens de l’universel, mais dans celui de l’« en-commun », et donc dans un pacte de soin – le soin de la planète, le soin apporté à tous les habitants du monde, humains et autres qu’humains. D’autre part, le projet de l’« en-commun » fait place au passant. Le passant renvoie en dernière instance à ce qui constitue notre condition commune, celle de mortel, en route vers un avenir par définition ouvert. Etre de passage, c’est cela finalement la condition humaine terrestre. Assurer, organiser et gouverner le passage et non instruire de nouvelles fermetures, telle est à mon sens la tâche de la démocratie à l’ère planétaire (…) Une nouvelle conscience planétaire émerge, qui se joue des appartenances et des frontières. Il est temps d’inventer une démocratie pour notre temps».

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