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Maria

Laura Serani

in Dans le miroir des rizières, éditions de la galerie Thessa Herold, Paris, 2017.

Dans le nord de l’Italie, de la fin du XIXe jusqu’à la moitié du XXe siècle, la vallée du Pô devenait le lieu d'une importante migration féminine saisonnière. Entre la fin du mois d’avril et le début du mois de juin, des centaines de femmes, souvent très jeunes, arrivaient de toutes les régions pour travailler dans les rizières. Dans les champs inondés afin de protéger les cultures des changements de températures entre le jour et la nuit, de l’eau jusqu'aux genoux, elles repiquaient les jeunes plants de riz et arrachaient les mauvaises herbes. De ce verbe désherber/émonder, mondare en italien, vient leur nom de mondine. Célèbres pour leurs révoltes qui aboutirent en 1906 à la victoire de la journée de travail de huit heures, les mondine, héroïnes de la mythologie populaire, ont inspiré nombre de chants engagés ainsi que « Riso amaro » film culte du cinéma néoréaliste italien réalisé par Giuseppe De Santis en 1949 avec l’actrice Silvana Mangano.

La réalité des mondine - les conditions de travail très dures et la vie communautaire, les maladies et la fatigue, l’éloignement des familles - contraste avec la beauté mélancolique et le romantisme des paysages. À perte de vue, des plaines d’eau vertes, grises, bleues, l’horizon se confond entre terre et ciel. Seules des cascine (1) et des rangées d'arbres, redoublées par l’effet miroir, interrompent ici et là la monotonie des rizières.

Dans ces fermes posées sur l'eau comme des îles, des jeunes femmes, quittant la maison souvent pour la première fois, étaient installées dans des dortoirs équipés de deux à trois- cents lits. Elles allaient habiter là pendant les quarante jours du travail saisonnier. Et s’y retrouver après le travail, avec les mêmes peurs, les mêmes préoccupations et dans leurs valises, les mêmes modestes objets : les sabots, les larges chapeaux de paille contre le soleil, les foulards et les bas en gros coton pour se protéger des sangsues et des moustiques. On imagine leur nostalgie des familles et des amoureux restés à la maison, les pleurs, les tensions ; mais aussi les confidences, les rires et les amitiés nouées.

Parmi ces jeunes filles, Maria ne travaillera qu’une saison à la fin des années 1920, mais son bref passé de mondina traversera l'histoire familiale de génération en génération. Jusqu'à Sophie, l’une de ses petites-filles au prénom français, en quête de réponses sur le sens des mots provenance et identité.

Après l’expérience des rizières, Maria, comme beaucoup d’Italiens pendant l’entre-deux guerres, quitta l’Italie pour la France où elle allait avoir des enfants et passer toute sa vie, dans un pays et dans une langue qui sont devenus les siens. Dans un paisible village de Normandie, dont tout le monde a soudainement entendu parler l’an dernier quand un prêtre a été tué au nom de Daesh dans son église, non loin de la maison de Maria. Deux générations plus tard, Sophie naît et grandit dans ce village devenu cité. Dans la maison des grands-parents, les origines résonnent surtout dans la cuisine quand Maria prépare les repas du dimanche. Mais les recettes du risotto, des lasagnes et de l’ossobuco sont transmises en français et les conversations le sont aussi.

Probablement du fait de ce mélange culturel, curieuse des autres, des codes sociaux et de leurs significations, Sophie s’intéresse tout à la fois à l’histoire, à l’anthropologie, aux pratiques religieuses, et à la photographie qui lui permet d’abord de documenter, puis d’explorer et enfin d’exprimer les résultats de ses recherches dans un langage qui lui est propre. En images, Sophie tisse progressivement une toile où le passé et le présent se superposent, retrouvent un sens, une harmonie. Et où l’histoire familiale, intime, personnelle, croise souvent la « grande histoire».

L’influence des origines géographiques et culturelles, le sens de l’appartenance, la question de l’identité, de la mémoire et de la filiation - intimement liées à celle de la disparition - animent ses recherches et affleurent sous des formes différentes dans toute son oeuvre.

Cette quête où la photographie joue un rôle essentiel, commence en Mongolie dans les années 1990, où elle voyage en diverses saisons et se noue d’amitié avec une famille d’éleveurs nomades de la vallée de l’Orkhon qui symboliquement « l’adopte ».
Depuis, de pays en pays, de sujet en sujet, son parcours artistique se nourrit d’expérimentations pour exprimer et restituer chaque étape de son travail. Au fil du temps et des projets, les matériaux, les supports, les techniques, les procédés, les restitutions varient, s’enrichissent de sa passion pour les métiers d’art.

Depuis quelques années, à la pensée de la perte inéluctable de ses parents, la recherche des origines familiales est devenue plus pressante et précise. L’attention de Sophie Zénon se polarise alors sur les paysages et les portraits, comme à la recherche de traces et de signes. Ses photographies sur les Momies de Palerme (2008) marquent un tournant dans son travail. Dans un geste pictural, elles semblent vibrer, voire danser, faisant basculer la frontière entre la vie et la mort. En Italie toujours, des visages surgis de plaques de verre d’un ancien studio palermitain, lui inspirent un dialogue avec des paysages de Sicile intérieure, brûlés par le soleil. Dans un jeu de superpositions, de solarisations, de négatifs/ positifs, Sophie rend compte tant de l’aridité des paysages que de l’âpreté de la vie à l’ombre de l’Etna.

De ses études d’histoire et d’anthropologie, elle a conservé le goût de l’enquête et du travail sur les sources qu’elle transforme aujourd’hui en s’appropriant et détournant des documents d’archives - photographies anciennes, cartes postales, dessins. Dans L’Homme-Paysage (2015), la figure du père, sortie de l’album de famille, habite les grandes forêts vosgiennes où il passa une partie de son enfance et de son adolescence. Dans une installation in situ et en vidéo, son portrait à l’âge de 10 ans se fond avec les branches des arbres et avec le vent. Espace mental et espace réel ne font qu’un, dans un processus de symbiose, d’assimilation réciproque.

Franchir des frontières en les maîtrisant, parcourir des terres en les faisant siennes.
Avec Maria et son mari Giovanni, des centaines, des milliers de personnes ont traversé les Alpes, souvent clandestinement, pour construire leur vie ailleurs et après moult humiliations, sacrifices et satisfactions, bâtir l’Europe d’aujourd’hui. Une Europe, un siècle plus tard, tristement déchirée par ses contradictions et ses démons, entre droit d’asile et volonté de renforcer ses frontières, davantage préoccupée par la protection des privilèges acquis que par leur partage. On continue à se poser les mauvaises questions, aveuglés par les problématiques immédiates de l’accueil, sans considérer les conséquences, ni pour les « envahisseurs » auxquels on nie le droit de se sauver, ni celles à long terme pour les gardiens de forteresses, de toute façon destinés à échouer. On oublie le cours cyclique de l’Histoire. De prétendues guerres de religion ressurgissent. L’interminable conflit Orient-Occident perdure. La question des flux migratoires, à géographies variables mais incessants, se répète, et celle de l’intégration ne fait que se complexifier. La mémoire se confirme sélective. Les enseignements du passé et sa propre histoire devraient permettre d’éclairer le présent.

Tout commence avec Maria, dont le regard mélancolique va si bien au Lac Majeur, sa région natale. Elle a 21 ans et s’apprête à quitter l’Italie. Son portrait flottant au crépuscule entre le ciel et les eaux du lac, semble une apparition naturelle. C’est à la recherche de cette femme dont le destin a déterminé la suite de l’histoire familiale, autant qu’à la recherche d’elle-même, que Sophie est partie dans le Piémont voici deux ans, à la découverte des rizières de la province de Vercelli. Sans savoir exactement où ce premier voyage la conduirait. Voyage qui a provoqué d’autres rencontres que celle du fantôme de Maria. A la Colombara, une des principales cascine de la région, la famille Rondolino perpétue la tradition dans une propriété datant du XVIe siècle. Là, dans des rizières où les techniques de culture et de récolte ont changées, la production continue tout en gardant la magie des lieux et une qualité du riz exceptionnelle. Ici, Mario Donato a gardé la mémoire du temps des mondine. Plusieurs ailes de la Colombara ont été transformées en un petit musée des traditions populaires. Dans le dortoir, les robes fleuries des jours de fête et les chapeaux accrochés au mur, les valises et les chaussures rangées à coté des lits, récréent l’atmosphère de ces espaces qui accueillaient une fois par an les foreste (2). Le dortoir fidèlement reconstitué ne semble attendre que leur retour des champs. Les lieux résonnent des rires, des chuchotements, des prières et des pleurs des femmes dont les photos accrochées au-dessus des lits rappellent leur passage à la Colombara et dans les fermes voisines.

La magie des plaines transformées en miroirs changeant sans cesse, la solitude et la solennité de la ferme trônant au milieu des eaux, allaient devenir les éléments du décor d’une pièce où les destins de Maria et de Sophie allaient se croiser et se confondre. Le passé de l’une allait libérer l’imaginaire de l’autre qui, en compagnie de sa grand-mère maternelle, a commencé à sillonner la campagne et à explorer les espaces de la Colombara en mettant en scène le « portrait du lac » de Maria, désormais image-fétiche, ou bien en réveillant son fantôme. Sophie arpente les lieux, se promène au milieu des rizières, survole les escaliers de la ferme, enjambe les pièces vides, s’assoit dans le dortoir. Présente et absente en même temps, elle fait revivre Maria et les autres avec une poésie féérique. Sophie en jouant symboliquement Maria, utilise l’autoportrait comme d’un médium d’évocation. Elle se met elle-même en scène pour la première fois, évanescente et fantomatique, dans des micro-fictions teintées d’onirisme. De cette représentation de soi surgit une présence qui au-delà du réalisme, traverse le temps et l’espace, comme ce fil rouge qui revient souvent dans les images, pour tout coudre et tout relier.

Laura Serani Août 2017

1 - Cascine : vastes fermes typiques de la plaine du Pô lombarde, piémontaise et émilienne. Constituées à la fois de bâtiments agricoles et d’habitation, elles accueillaient plusieurs familles tout au long de l’année et des centaines de travailleurs saisonniers.
2 - Foreste : dialecte de forestiere, étrangères.

A mi-chemin entre recherches ethnologiques et plastiques, entre mémoire et intime, ce travail mêlant photographies, archives et vidéos, puise sa source dans une mémoire enfouie et traite de l’exil, de l’identité, de la perte des lieux où l’on est né, où l’on a vécu. Ce projet a été réalisé grâce à la bourse du Prix « Résidence pour la Photographie » de la Fondation des Treilles.

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