Dans le miroir des rizières
Sophie Zénon
Texte publié dans le catalogue de l'exposition "Dans le miroir des rizières", galerie Thessa Herold, 2017
Etre d'ailleurs. Vivre ici. Entre la terre des origines, l'Italie, et ma terre normande natale, comment se sentir d'ici plutôt que d'ailleurs ?
Motivés tant par les besoins en main d'œuvre que nécessitaient les reconstructions des deux après-guerres que par la peur du fascisme, mes parents et grands parents ont longtemps navigué entre l'Italie du Nord, les Vosges et la Normandie. Revislate, Stresa, Saint Louis en Alsace, Ornans, Epinal, Rouen… Les noms s'égrènent, de génération en génération, et dessinent une carte de l'exil, du déracinement, de la solitude.
Dans le miroir des rizières sont le deuxième volet d’un travail de « re-visitation » de mon histoire familiale, intimement liée à celle de l'immigration italienne en France pendant l'entre-deux guerres (1). Il puise sa source dans une mémoire enfouie, celle de mes origines italiennes à la fois maternelles et paternelles, et traite de l'exil, de l'identité, de la perte des lieux où l'on est né, où l'on a vécu.
Quel sens cela a-t-il aujourd’hui, dans ce contexte mondial de migrations, de se dire de quelque part ?
Quelle histoire, quel imaginaire produire, transmettre quand tout vous manque ?
Depuis mon enfance, je voyage en Italie. Avec mes parents tout d’abord, où chaque année, pendant l’unique semaine de vacances de mon père, nous allions voir la famille. Je me souviens de ces interminables salutations obligées, de ces visites à des cousins lointains que nous ne reverrions plus jusqu’à l’an prochain, dans une langue que je ne comprenais pas. Des souvenirs agréables aussi, des odeurs de campagne, les baignades au lac, une mélodie de la langue, et le risotto. Chaque année maintenant et depuis mon adolescence, j’ai besoin d’être en Italie. Un besoin d’arpenter, de parler, d’échanger, de découvrir, de voyager. Je trouve là, dans ce pays où je n’ai pourtant jamais vécu, comme une émotion de la provenance (2).
De notre histoire italienne, je connais peu de choses. Ni mon père, ni ma mère n’ont jamais été très prolixes sur la question. On parlait français à la maison. Dans les années 1960-1970, le mot intégration primait. Seule la cuisine nous ramenait à nos origines. Les traditionnelles lasagnes du samedi, qui permettaient de récupérer et de transformer en haché tous les restes de la semaine - le lapin à la polenta, plat typiquement piémontais, l’ossobuco et enfin et surtout le risotto, spécialité du nord de l’Italie dont maman et ma grand-mère Maria nous ont à ma soeur, mon frère et moi, transmis les secrets. Et si l’identité passait par le ventre ?
Dans notre petit lexique des souvenirs familiaux raisonnent le chant des mondine et la voix de l’actrice italienne Silvana Mangano dans le film culte Riso amaro dont la sensualité torride a longtemps fait fantasmer tous les hommes de la famille.
Chez nous, le riz a toujours été le roi.
Alors, je suis partie en Italie avec Maria, à la découverte des rizières.
Chaque année à la fin du mois d’avril et au début du mois de mai, la plaine du Pô et ses affluents scintillent de miroirs d’eau. Les champs sont inondés pour y semer le riz. Le paysage, entre ciel et eau, y est magique, fascinant, hypnotique.
Ma grand-mère maternelle Maria a connu toute jeune, à la fin des années 1920, le travail éprouvant dans les rizières, la vie dans les cascine, ces vastes fermes collectives où les travailleurs saisonniers étaient payés en sacs de riz. Mais elle aimait aussi se remémorer les veillées, moments festifs de la journée durant lesquels hommes et femmes se retrouvaient pour chanter et danser.
A mon arrivée à la Tenuta della Colombara où le riz se cultive depuis la fin du 15è siècle, j’ai ressenti un vertige. La vaste propriété à l’architecture classique, austère, voire militaire, est typique des domaines rizicoles qui jalonnent la plaine autour de Vercelli : bâtiments de brique rouge, arches et cour carrée où autrefois le riz était étalé pour un séchage à l’air libre. Le domaine appartient aujourd’hui et depuis 1935 à la famille Rondolino ; celle-ci a su conjuguer harmonieusement passé et présent, la mémoire des rizières et la technologie la plus pointue dans la transformation et commercialisation d’un riz carnaroli d’exception, présent sur les plus grandes tables gastronomiques du monde entier (3). Grâce au patient travail de collecte et de conservation de cette famille, les anciens appartements des ouvriers, la petite école, les ateliers du forgeron, du menuisier, du tailleur et de l’artisan sellier, le dortoir des femmes, l’immense étable pouvant contenir jusqu’à 200 vaches sont restés intacts, comme animés de présences mystérieuses et surnaturelles.
Comment investir ce lieu chargé de mémoires ? Comment en rendre compte avec le médium photographique ? Sur des vieilles photographies trouvées in-situ et datant pour les plus anciennes de la fin du XIXè siècle, les visages des femmes s’ouvrent à leurs émotions, ou enregistrent l’instant en toute solennité. A l’agrandissement, les regards deviennent plus perçants, suscitent une curieuse empathie. Superposés à la chaux bleue effritée des murs du dortoir, les personnages semblent tout droit sortis d’une fresque de Pompéi. En filigrane, les noms des diverses variétés de riz jouent sur l’ambiguïté d’un prénom féminin associé au labeur.
Dans les espaces scénographiés de la Colombara, l’autoportrait s’est imposé très vite. Chaque pièce m’offrait un décor de théâtre aux multiples scenarii possibles, à une complicité, à un jeu avec Maria dont le portrait, imprimé sur voile ou Plexiglass, hante l’espace. Mais aussi un cocon délicat, un cadre rassurant pouvant me mettre en confiance. Je n’avais jusqu’alors, jamais osé l’autoportrait. Imprimé sur Plexiglas et sur voile, accroché au mur, posé au sol, suspendu dans les airs, le portrait de jeunesse de Maria prend vie.
Dans ce lieu hors du monde, ni réel, ni irréel, qui communique un étrange statut aux objets qu’il préserve, j’ai trouvé là matière à imaginaire. De cet ensemble d’images trouvées, transformées, produites, j’ai construit mon propre album, ma propre histoire, une narration photographique poétique et magique. Une invitation à repenser une mémoire familiale.
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Le premier volet L’Homme-Paysage. Alexandre (2015) est consacré à l’enfance vosgienne de mon père.
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L’expression est de Jean-Christophe Bailly, in Le dépaysement. Voyages en France, éditions du Seuil, collection Points, 2011, page 9.
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Le carnaroli est l’une des 45 variétés de riz italien recensé par Toni Vianello. Il sert notamment à la préparation des risotti. Dans son fabuleux ouvrage Le Risotto (éditions Jean-Paul Rocher 1999 et Flammarion 2001), le célèbre cuisinier nous invite tant à un voyage gustatif qu’à une découverte historique et culturelle du riz italien.